Kevens Prévaris est l’un des plus talentueux peintres Haïtiens de sa génération. Il est diplômé en Art Plastique à l’École Nationale des Arts. Ses Oeuvres sont connues et appréciées dans plusieurs pays. Dominique Domerçant écrit à propos de lui ” Tout est possible avec des couleurs, une surface et des idées; Prévaris peut tout réaliser sans peine entre figuratif et abstraction, de paysage réaliste en ville imaginaire jusqu’à la confusion totale provoquée par des sujets qui évoquent des cerveaux en déchirement.” Tipiti a rencontré l’artiste.
Dans le milieu de la peinture en Haïti, Kévens Prévaris est devenu une figure incontournable. Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
C’est relatif de dire que je suis une figure incontournable dans la peinture haïtienne, toutefois j’ai conscience de ma présence et de ma contribution au rayonnement du milieu pictural haïtien. Je suis originaire de la ville de Limbé. Dès mon jeune âge, j’ai suivi des cours de dessin et de peinture sous la direction de Charles Doucet et de Gary Vincent dans ma ville natale. En 2000, j’ai été admis dans l’option Arts plastiques à l’École Nationale des Arts. J’ai aussi participé activement à de nombreuses activités artistiques et culturelles en Haïti comme à l’étranger en vue de continuer le chemin tracé par nos prédécesseurs. Je suis un des membres fondateurs du mouvement Loray et de la structure « Grennpwonmennen ». Cette structure est composée d’étudiants et d’anciens étudiants de l’université d’état d’Haïti, avec lesquels nous animons auprès des jeunes de différentes villes provinciales d’Haïti des ateliers de danse, de théâtre, de musique, de littérature et d’arts plastiques. J’ai également participé au programme Éducation par les Arts de la Fondation Culture et Création et apporté mon soutien dans la réalisation de nombreux projets visant à renforcer le secteur culturel.
Le mouvement Loray, parlez-nous en… de sa genèse et de sa philosophie?
Tout a commencé à l’intérieur de l’Ecole Nationale des Arts (ENARTS). On a transformé les ateliers de travail en de véritables espaces de réflexion, de partage et de questionnement du champ artistique et esthétique, du contexte sociopolitique du pays et aussi du monde de l’art haïtien en particulier et de l’art en général.
Le mot « Loray » a été utilisé pour la première fois par Doc Wor en août et septembre 2004 dans le cadre de deux expositions qui ont eu lieu au nouveau local de l’ENARTS (ndlr, École Nationale des Arts) et dans les bâtiments de l’Office National Assurance sis au Champ-de-mars.
Une première manière de comprendre la signification du mouvement est liée à la définition du mot « orage ». Il signifie : trouble électrique de l’atmosphère, accompagné d’éclairs, de tonnerre, de vent et de pluie. Nous désignons par « Loray » un ensemble d’expressions artistiques qui visent à choquer le spectateur dès son premier contact avec l’œuvre : regard, écoute, sensation, etc. C’est un double jeu qui consiste à la fois à repousser et à attirer le spectateur dans la contemplation.
Le mouvement Loray est aussi un regroupement d’amis, d’artistes, de créateurs haïtiens de la même génération. Il est le résultat d’une synergie autour d’un nombre d’objectifs communs, de visions à la fois partagées et contradictoires. Nous y vivons « l’unité dans la diversité ». Tant sur le plan esthétique que technique, les membres du mouvement enracinent leur démarche dans la spontanéité, l’autosatisfaction et la récupération. Notre devise est de « Choquer sans traumatiser ».
Etant chacun conscient de notre responsabilité sociale, nous nous impliquons activement dans une forme de conscientisation, et nous tentons constamment d’harmoniser l’homme haïtien avec sa vraie identité en dépit du mensonge et de l’hypocrisie imposés de plus en plus dans le monde actuel. Nous voulons par là, à travers nos messages et nos productions, proposer une image positive de la « vraie culture » haïtienne.
Comment concevez-vous la peinture dans votre vie et dans le pays (Haïti) ?
L’art, et plus précisément la peinture, est pour moi une forme d’expression qui me permet de questionner la société. Je considère aussi la peinture comme un rempart, qui permet de mieux résister contre certaines pratiques de nos sociétés qui sont en désaccord avec des valeurs universelles.
Ma peinture prend en compte l’être humain, elle doit contribuer à la construction de la jeuneuse haïtienne qui est délaissée. Elle est aussi un instrument de conscientisation à propos des valeurs fondamentales de la vie. Ce sont les raisons pour lesquelles je trouve mes sources d’inspiration dans mon environnement immédiat ainsi que dans mes préoccupations sur les questions liées à l’inégalité, aux dégradations de l’environnement, à la guerre, la domination, l’injustice, la famine.
Je pense que les artistes ont leur mot à dire dans la réhabilitation de l’homme haïtien, meurtrit depuis l’indépendance de ce pays. Avec l’art, on peut transformer Haïti. Je reprends à ce propos la citation de l’écrivain irlandais Oscar Wilde : « C’est par l’Art et par l’Art seul que nous pouvons réaliser notre perfection ; par l’Art, et par l’Art seul que nous pouvons nous défendre des périls sordides de l’existence réelle ».
Au début du mois de septembre 2011, vous étiez à Paris pour présenter vos tableaux à la prestigieuse galerie Artitude. Comment ont été reçues vos œuvres ?
L’Association des Couleurs a lancé l’exposition itinérante « Haïti 4 saisons » du mouvement Loray à la galerie Artitude. Cette exposition a pour but de vulgariser davantage la peinture haïtienne et de montrer le pays autrement que dans les médias qui cherchent le sensationnel et se focalisent uniquement sur des catastrophes, des épidémies et des crises politiques.
Les œuvres de Dominique Domerçant, de James Pierre, de Doc Wor ainsi que les miennes ont surpris le public parisien quant à notre richesse et notre diversité culturelle. Elles ont également interrogé ce public sur des problèmes cruciaux qui rongent les sociétés du monde entier.
Le directeur de la galerie n’a pas caché sa satisfaction et son appréciation à l’égard des œuvres du mouvement Loray et de la peinture haïtienne, qui méritent davantage de promotion. Le directeur a également fait connaître son intention de renouveler cette expérience afin de montrer à un plus large public ce monde mystérieux.
Cette exposition a été un moment de partage et une grande satisfaction a été éprouvée au sein de l’équipe du mouvement Loray. Elle a permis au public parisien de découvrir une nouvelle manière de penser, d’agir et de vivre.
Personnellement, les critiques et les suggestions partagées par les visiteurs m’ont ouvert une nouvelle porte dans mes recherches. Grâce à cette exposition, mes œuvres ont pris vie dans l’allégresse. Pour citer l’instigateur du cubisme : « un tableau ne vit que de celui qui le regarde ». Voilà ma satisfaction.
La peinture haïtienne est un secteur de la culture considéré comme privilégié en termes de reconnaissance. Pensez-vous qu’il y a encore des pas à franchir ?
Je ne crois pas qu’il y ait un secteur en particulier de la culture haïtienne qui jouisse d’un privilège. On peut en dire long sur la réalité de la littérature en Haïti : les nombreux prix remportés ces dernières années par nos écrivains haïtiens, le succès inégalable de la Foire du livre… D’un autre côté, les écrivains ne cessent de proférer leurs griefs, et d’attirer l’attention sur l’absence de centres de lecture, de bibliothèques, de maisons d’édition, etc. Cette constatation est valable pour les autres disciplines artistiques telles que le théâtre, la danse, la musique, la photographie, le cinéma, les arts plastiques, etc. Malgré tout, on peut dire que la musique et la peinture sont les médiums qui connaissent une plus large appréciation du public.
Depuis la création du Centre d’art à aujourd’hui, les peintres haïtiens ne cessent de hisser une image positive du pays à travers leurs œuvres. La peinture haïtienne a une reconnaissance mondiale et les artistes continuent de rendre visible l’invisible à partir des formes et des couleurs.
Malgré la reconnaissance internationale du passé glorieux de la peinture haïtienne on ne doit pas nous faire oublier que le panorama de l’art haïtien contemporain reste à constituer.
Nous avons une seule école d’art qui fonctionne sur des béquilles, quelques galeries d’arts, le MUPANAH (Musée du Panthéon Nationale Haïtien) qui cherche à revivifier le secteur culturel en publiant son calendrier d’activités de l’année 2012, le Musée Saint-Pierre qui est endommagé depuis le séisme et garde ses portes fermées, la Fondation Connaissance et Liberté qui apporte régulièrement son soutien aux activités artistiques et culturelles, la Fondation Culture et Création, un Ministère de la Culture qui n’a pas de politique culturelle et est très souvent critiqué par les artistes, une inexistence totale de salles de spectacle et de cinéma, etc. Ces constats montrent que nous avons un long chemin à faire si nous souhaitons l’existence d’un monde de l’art haïtien vertueux pour les générations futures. C’est maintenant que nous devons prendre en main notre destin.
La dignité de ce destin passe par la création d’institutions sérieuses qui auront la mission de donner à la population accès aux différentes disciplines artistiques par le biais de la formation, de la création de techniques de diffusion et du développement d’outils qui stimule l’haïtien à préserver et apprécier sa culture, ses patrimoines, son identité tout en ayant une ouverture sur la culture de l’autre.
Tout peuple a besoin de l’éducation et de la formation. Ainsi, je pense que la peinture haïtienne aujourd’hui a besoin d’institutions qui travaillent dans le domaine de la formation, de la diffusion, de la promotion, de la vente et de la conservation – cette dernière est très importante. Nous avons par exemple ressenti ce besoin lors de l’Année Hector Hyppolite en 2008 : il a été très difficile de réaliser une rétrospective de l’artiste haïtien en commémoration des 60 ans de sa mort. Nos institutions ne possédaient pas les œuvres originales d’Hyppolite – celles-ci étant dans des collections à l’étranger – et il leur a été impossible de rassembler suffisamment d’originaux. Les organisateurs ont alors eu recours à des reproductions.
Peinture artistique et peinture artisanale. Avez-vous un mot sur cela ?
C’est une question extrêmement complexe qui demande un long travail, ici je donne quelques lignes de réflexion et d’interrogation.
Walter Gropius écrit : « Il n’y a pas de différence fondamentale entre l’artiste et l’artisan. L’artiste est une élévation de l’artisan. Par la grâce du ciel, en de rares moments de lumière qui sont en deçà de sa volonté, l’art fleurit inconsciemment du travail de sa main, mais les connaissances de base de ce travail sont indispensables à tout artiste. C’est là qu’est la source de la production créatrice »
D’après moi, l’artisan utilise son savoir-faire et tâche à bien faire son travail et à gagner sa vie, tandis que l’artiste, outre sa maîtrise technique, est plus ambitieux dans sa pratique et dans sa réflexion qui tendent à la création et l’innovation. C’est dans cette innovation que se trouve toute la différence.
L’histoire nous a montré que les œuvres peuvent passer du statut d’artisanales au statut d’artistiques et vice versa. Depuis les années 70, nous avons constaté une remise en question systématique du statut de l’art et de l’artisanat. Les paramètres permettant de définir le statut d’un objet comme œuvre d’art ou d’artisanat peuvent être interrogés ; il s’agit par exemple de l’institution qui présente l’œuvre, du lieu de sa présentation, du contexte, de la contemporanéité ou non, caractère exotique ou familier, de la manière dont elle a été présentée, et de la valeur marchande qui lui est attribuée.
Lorsqu’on passe sur la route de Turgeau ou sur la route de Delmas 33 à Port-au-Prince, on peut constater des marchands d’objets de toutes sortes. De quel statut relèvent ces objets ? Sans doute relèvent-ils de l’artisanat. Cependant, imaginons qu’une personnalité importante du monde de l’art a décidé de montrer ces objets à l’intérieur d’un musée, accompagnés d’un commentaire esthétique. Quel serait alors le statut de l’œuvre ? Est-ce un objet original ?
Sur cette question, l’artiste contemporaine Karina Bisch, place une œuvre anonyme au même niveau qu’un Giorgio Vasari (peintre italien et historien de l’art du 16è siècle), dans le but de questionner l’originalité. L’artiste Américain-Allemand Hans Haacke, de son côté, a exposé des images reproduites en vue de montrer qu’il n’existe pas d’originalité dans l’œuvre d’art.
Nous apprécions souvent le cinéma d’animation comme œuvre d’art. Or, un spot publicitaire – ti Joël, par exemple – peut susciter autant d’émotions chez le spectateur sans être pour autant considéré à la hauteur d’une œuvre d’art. Est-ce l’émotion suscitée ou autre chose qui donne le statut d’œuvre d’art ou d’artisanat ?
Pour prendre un dernier exemple, la production des hougans-peintres haïtiens tels qu’André Pierre et Hector Hyppolite avaient en premier un lieu un statut sacré à leurs yeux. Lorsqu’on les transpose dans un musée ou une galerie, ces productions picturales prendront-elles le statut d’art ou d’artisanat ?
Je termine en disant que les gens veulent bien acheter des copies réalisées par des artisans, mais qu’ils attendent autre chose d’un artiste.
Vous êtes en Belgique maintenant, c’est dans quel cadre ?
Apres avoir bouclé le premier cycle de formation en arts plastiques à l’Ecole Nationale des Arts (ENARTS) en 2005, je souhaitais approfondir ma connaissance par une formation de second cycle dans le champ des arts visuels. Malheureusement, jusqu’à nos jours, une telle spécialisation n’existe pas dans le milieu académique et culturel haïtien.
Depuis septembre, j’ai entrepris une spécialisation en option peinture à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Visuels (ENSAV/La Cambre) de Bruxelles-Belgique qui propose 18 options artistiques différentes. Cette école a été créée en novembre 1926 par le peintre, architecte, décorateur intérieur et enseignant belge Henry Van de Velde.
Je suis confiant que cette formation me permettra à mon retour en Haïti de contribuer davantage au renforcement de l’art tant sur le plan national qu’international. Plus que jamais, je suis déterminé à me perfectionner mieux en vue de proposer une nouvelle écriture picturale au pays, tout en utilisant mes compétences professionnelles.
Quelles sont vos perspectives artistiques pour l’année 2012?
Je travaille afin de pouvoir présenter de nouvelles œuvres, peintes en Europe. Je compte également continuer à animer des ateliers auprès d’enfants et de jeunes.
Expositions
Mars : Bruxelles
Mars-avril : Université Oklahoma
Avril : Université Paris 8
Mai : Paris
Juin : Paris
Août : Argentine
Ateliers
Avril : Havre
Mai : Bruxelles
Mai : Paris
Juillet : Haïti
Août : Argentine
Merci Kevens……….
Propos recueillis par
Yves Osner Dorvil (Yod)
https://tipiti.biz
Twitter (@yodtipiti, @Tipitibiz)
son blog http://www.over-blog.com/profil/blogueur-1337326.html
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