Hommage aux pères donateurs de la République
Dimanche 17 novembre 2013, 4 heures de l’après-midi. La salle de conférence de l’Ambassade d’Haïti à Bruxelles était pleine comme un œuf. Bien emmitouflés, plus d’une cinquantaine d’Haïtiens et « Amis » d’Haïti ont fait le déplacement ce dimanche, malgré un froid commençant. Peu après 4 heures, Dr. Josué Pierre-Louis, chef de Mission de cette Ambassade, remercie le public d’être venu en si grand nombre et, avant de passer la parole au conférencier du jour, en profite pour parler des manifestations culturelles qu’il compte organiser l’année prochaine. Fête nationale en janvier, célébration de la fête nationale en mai 2014 au Luxembourg où aura lieu une « Quinzaine culturelle haïtienne » (1), commémoration de la mort de Dessalines et de la Bataille de Vertières etc.
Dans une langueur due probablement au décalage horaire – il revenait tout juste d’Haïti – Edelyn Dorismond, le conférencier du jour à qui l’Ambassadeur vient de céder le pupitre annonce le titre de son intervention « 18 novembre : émancipation et justice », tout en avertissant que celle-ci portera très probablement la couleur de sa formation. Il est philosophe et de ce fait, son approche du 18 novembre 1803 ne sera pas qu’évènementielle mais plutôt marquée du sceau de la réflexion et de la recherche de sens.
« Il faut relever ce qui a été mis en question dans cette bataille de Vertières et maintenant se demander si on est dignes d’être les héritiers de ce 18 novembre 1803 », annonce-t-il. D’abord il met en lumière les idéaux défendus par les esclaves révoltés avant de s’interroger sur ce qui en est devenu après l’indépendance et le siècle suivant et d’arriver à la question de sa permanence dans les politiques haitiennes.
Pour ce faire, il lui fallait d’abord poser le problème de l’esclavage compte tenu que le 18 novembre 1803 en constitue, selon lui, une « mise à mort ». Les « valeurs » de ce système inique, rappelle Dorismond, étaient basées essentiellement sur l’absence complète de liberté et d’égalité pour les Noirs venus d’Afrique, en un mot un déni complet de leurs droits fondamentaux.
« La révolution la plus radicale et aussi la plus universelle qui soit »
De cette expérience déshumanisante que fut l’esclavage allait se poser la question de la résistance à cette oppression. Les soulèvements contre le colonialisme dont la Bataille de Vertières en est l’aboutissement allaient à l’encontre des « normalités » en cours dans le système esclavagiste, savoir la chosification de l’homme réduit à un bien meuble, la hiérarchisation coloniale au sein de laquelle le Noir (esclave) n’avait pas d’existence humaine, l’absence d’autodétermination en tant que peuple, bref ce sont tous les droits fondamentaux niés par le système esclavagiste et vers lesquels tend l’humanité qui ont été valorisés par cette date. Dorismond l’exprime mieux : « A partir du 18 novembre, on est en présence d’un système qui contient une politique sociale du vivre-ensemble dans la liberté et l’égalité, la souveraineté et les droits de l’homme ». Ce renversement, qui pose la liberté et l’égalité comme valeurs absolues, a sonné l’aboutissement d’une nouvelle justice sociale, la compréhension de l’humanité vue dans son intégralité, dans son universalité. « C’est la révolution la plus radicale et aussi la plus universelle qui soit », juge, avec justesse, Dorismond.
Dans la troisième partie de l’exposé, le philosophe relève, déjà après l’Indépendance, des contradictions flagrantes au niveau de la pratique, en ce qui concerne les valeurs et principes fondamentaux des valeurs de liberté, d’égalité et de souveraineté. Les pratiques coloniales ont été reconduites. Par exemple, l’ancien esclave devenu libre a été, malgré la mise en avant des droits de l’homme, attaché à ses terres, enfermé, et plus tard aussi ; ce qui donnera d’ailleurs le qualificatif dévalorisant de « moun deyò » (en dehors du pays). La politique de l’inégalité basée sur la couleur, la biologie et la race resurgira et, en dépit des mutations amenées par la révolution, persistera, longtemps encore. Il en sera de même des héritages africains (créole, vaudou). Quant à la souveraineté gagnée, elle n’a pas empêché, déplore Dorismond, que la société haitienne se soit fourvoyée dans des modes de dépendances par des politiques internationales orientées mais aussi par des erreurs stratégiques d’acteurs haitiens.
Dorismond en est même arrivé à poser la question s’il fallait « rejeter » le 18 novembre ou bien si on ne devrait pas, de préférence, « faire la part entre le bon et le mauvais grain par un travail critique » afin de retrouver ces valeurs détournées. Pour lui, le second choix pour lequel il semble opter passerait par un refus « absolu et non négociable » de soumission afin de parvenir à l’affirmation de soi (souveraineté) dans la liberté, l’égalité et le respect des droits humains.
Le débat qui s’en est suivi s’annonçait houleux, chacun essayant de justifier ou d’expliquer ex-post cette contradiction, soit en la mettant sur le compte des conditions historiques de l’époque, soit en en rejetant la faute sur l’égoïsme de nos élites réactionnaires. Chacun y va de sa petite idée jusqu’à ce que l’Ambassadeur itinérant d’Haïti pour l’Afrique, Jean-François David, rappelle le but de la rencontre qui était de « nous réunir et de se souvenir » et non pas de nous diviser. Ce à quoi Josué Pierre-Louis souscrit en disant que l’union était le maître mot sans quoi Vertières n’aurait pas lieu et que cette valeur s’avère melheureusement difficile à s’inscrire dans notre réalité.
La culture qui rassemble
On pouvait maintenant passer à l’autre partie du programme. Celle-ci a été animée par la danseuse haitienne doublée de chanteuse, Nerlande Bazelais alias « Nananan Loray », connue dans le milieu haitien de Paris, où elle évolue depuis quelques années. Ancienne étudiante de l’ENARTS, elle poursuit actuellement des études à la Sorbonne.
Douée d’une formidable présence scénique, elle a interprété, ce soir-là, plus d’une dizaine de chansons folkloriques haitiennes sous les roulements de tambour d’un jeune Haitien de Bruxelles, Nixon Joachim, pour la plus grande joie des compatriotes nostalgiques et des étrangers à la fois curieux et fascinés.
Sa chorégraphie, consistant principalement en des soulèvements réguliers de croupe et des déhanchements gracieux et sensuels, semble avoir conquis le public, comme le témoignaient les applaudissements et les commentaires enthousiastes captés en marge du spectacle. Pourtant le tambourineur et la chanteuse ne se sont pas connus avant leur spectacle et n’avaient eu, ce jour-là, qu’une petite heure pour faire connaissance et coordonner leur numéro, nous confient Félio Junior Joseph et Smith Glaude, deux cadres de l’Ambassade. Ce sont eux qui ont d’ailleurs déniché le tambourineur via un compatriote qui vit en Belgique depuis des décennies, Alix Pierre-Louis.
Malgré le manque de temps et de préparation, « Nannan Loray » était quand même parvenue à structurer ses mouvements – un mélange de rythmes folkloriques et modernes – de telle manière qu’elle a su communiquer, comme tout artiste digne de ce nom, de l’émotion. Les ovations délirantes du public, qui n’a d’ailleurs manqué de prendre part à ses numéros en chantant avec elle tout en battant des mains, ont prouvé qu’elle avait touché sa corde sensible. L’union qui avait permis au 18 novembre d’être, en 1803, une réussite totale mais qui, au fil de notre vie de peuple, a perdu de son acuité, a joué l’espace d’un après-midi d’automne. Les membres de l’assistance unis par le chant folklorique montre bien que le choix de l’Ambassade d’avoir voulu lier réflexion et culture, s’est révélé plus judicieux.
HHVR
(1) Cet évènement aura lieu dans la capitale luxembourgeoise, à l’Abbaye de Neumünster, un centre de rencontres dépendant du Ministère luxembourgeois de la Culture.
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